Rien
ne laisserait soupçonner que des liens forts existent entre Turquie
et Indonésie, et les points communs entre les deux pays apparaissent
au premier abord plutôt limités. Au-delà
du fait que les rues de Jakarta ou de Jogja sont tout
aussi vivantes que celles d'Istanbul -encombrées de stands de
nourriture et de vendeurs à la sauvette, animées par les appels à
la prière et les klaxons des bus qui se fraient difficilement un
chemin à travers les bouchons quotidiens-, la comparaison entre les
deux pays semblerait pouvoir s'arrêter là. Pourtant, depuis mon
arrivée à Istanbul, j'ai eu la chance de rencontrer des Indonésiens
installés ici depuis 7 ans, qui m'ont introduit dans la communauté
indonésienne locale et m'ont ouvert les yeux sur une proximité
entre l'Indonésie et la Turquie qui
m'avait totalement échappée. Travaillant parfois comme
guides touristiques pour des groupes de voyageurs indonésiens pour
financer leurs études, mes amis m'ont donné l'envie d'en
savoir un peu plus sur la présence croissante des Indonésiens en
Turquie, notamment sur les
touristes.
Le
nombre exact de touristes indonésiens se rendant en Turquie est
incertain. Selon Mustafa
Gokhan Bulut, patron d'une petite agence de voyages
ciblant spécifiquement le marché indonésien, entre 12 000 et 15
000 personnes -touristes aussi bien qu'homme d'affaires ou
diplomates- viendraient chaque année en Turquie. Mais d'après le
Jakarta Post, les chiffres seraient beaucoup plus élevés :
en 2012, 57 000 Indonésiens auraient fait le voyage (1).
Si
les données exactes ne sont pas disponibles, la dynamique est dans
tous les cas positive, notamment depuis la levée des restrictions
sur les visas turcs pour les Indonésiens. En effet, avant 2009, du
fait des obligations liées au processus d'entrée dans l'Union
Européenne dans lequel s'est engagée la Turquie, le pays avait une
politique des visas restrictive vis-à-vis des pays extérieurs à
l'UE, dont l'Indonésie. Un visa d'entrée unique coûtait alors
environ 100 § pour un.e Indonésien.ne, et la procédure était
coûteuse en temps et en argent, freinant la venue massive de
visiteurs indonésiens.
Les
restrictions sur les visas ont été levées en 2009, en lien
sûrement avec l'intérêt croissant de la Turquie pour l'Asie du
Sud-Est émergente.
Maintenant que les Indonésiens peuvent avoir des visas à
l'arrivée, le nombre de touristes indonésiens a doublé. Ainsi,
selon l'ambassade de Turquie à Jakarta, ils étaient 57000 à venir
en Turquie en 2012 contre 24000 en 2009.
Dans
le même laps de temps, la communauté indonésienne installée en
Turquie s'est elle-aussi considérablement agrandie. Mes amis sont
arrivés en 2005, juste après le lycée, pour poursuivre leurs
études supérieures en Turquie, sur les conseils d'un
de leurs amis, déjà sur
place. A
l'époque, la communauté d'expatriés indonésiens ne comprenait
qu'une vingtaine de personnes. Depuis, ils ont été
rejoints par d'autres compatriotes : selon M. Bulut, il y a
entre 1000 et 1500 indonésiens installés dans toute la Turquie, et
près de 300 personnes uniquement à Istanbul. Ces chiffres sont
certainement inférieurs à la réalité, le consulat indonésien
d'Istanbul soupçonnant de nombreux ressortissants de ne pas s'être
signalés à l'ambassade. Ce
serait le cas par exemple des
masseuses Balinaises travaillant dans les hôtels de luxe en Turquie.
Suite
à cette présence croissante d'Indonésiens en Turquie, et notamment
du fait du renforcement des liens touristiques entre les deux pays,
les guides touristiques
turcs font de plus en plus l'effort d'apprendre
quelques mots de bahasa indonesia.
M.
Bulut m'a expliqué que dans son agence de tourisme, huit guides
parlent maintenant indonésien contre seulement deux ou trois il y a
deux ans. Il y aurait sur tout le marché turc vingt guides
maîtrisant l'indonésien, et ces derniers se rendraient en Indonésie
pour apprendre la langue, très facile à apprendre. C'est
un investissement rentable, au vu du nombre croissant de groupes de
touristes indonésiens parlant très mal l'anglais venant séjourner
en Turquie.
Plusieurs
facteurs peuvent expliquer cette augmentation soudaine du nombre
d'indonésiens en Turquie.
Tout
d'abord, comme je l'ai évoqué plus haut, le fait que la Turquie ait
adopté une politique des visas permissive vis-à-vis de l'Indonésie
a grandement contribué à développer la relation entre les deux
Etats. Le rapprochement virtuel des frontières a aussi été
facilité par la mise en place d'une liaison directe Jakarta-Istanbul
par Turkish Airlines, ouvrant la porte aux touristes et aux
businessmen. Il est intéressant de noter que la compagnie
d'aviation est pour moitié propriété du gouvernement turc :
on peut ainsi déchiffrer la politique étrangère de la Turquie à
travers les choix stratégiques de Turkish airlines (qui
devrait bientôt ouvrir une ligne aux Philippines, autre signe d'un
intérêt croissant pour les émergents du Sud-Est asiatique).
De
plus, outre les accords sur les visas et les ponts aériens, d'autres
liens ont été établis entre les deux pays, comme des programmes
d'échanges culturels et des accords de collaboration économique. En
effet, l'Indonésie est pour la Turquie une puissance régionale à
ne pas négliger, en tant que géant montant de l'Asie du Sud-Est.
Avec ses 250 000 millions d'habitants et ses 6 % de croissance par
an, l'archipel indonésien est pour les investisseurs turcs un pays à
conquérir, où les occasions d'investir se multiplient, d'autant
plus que le gouvernement indonésien est peu regardant à ce sujet
(du moment que les pots-de-vin sont payés, j'imagine) et que la
situation politique, depuis l'avènement de la « démocratie »
en 1998, est relativement stable.
Ankara
n'a de cesse d'essayer d'augmenter le volume des échanges
économiques avec Jakarta, et le commerce bilatéral, de 409.9
millions de dollars en 2004, avait atteint 2.08 milliards de dollars
en 2008. Les investissements de la Turquie (7 % de croissance en
moyenne sur les 7 dernières années) en Indonésie reviennent à 2
milliards, et inversement. La Turquie exporte surtout de la farine
(qui sert à fabriquer le pain blanc sans saveur vendu en Indo), des
pièces détachées en fer et acier, du coton, du tabac et des
machines en Indonésie, et importe de l'huile de palme (forcément!),
du caoutchouc, de la pulpe pour pâte à papier, et d'autres produits
issus des réserves naturelles de l'archipel (2).
Depuis
quelques années, le ministère du tourisme turc a commencé à mener
des campagnes publicitaires dans les journaux ou les spots télévisés,
ventant les mérites de la Turquie, avec un accent mis bien-sûr sur
Istanbul. Ayden Evirgen, ambassadeur en poste depuis 2006 à Jakarta,
aurait donné une impulsion décisive à la relation bilatérale, en
promouvant la Turquie comme une destination touristique majeure (3).
La nouvelle classe moyenne indonésienne est particulièrement ciblée
par cette opération-séduction, formant un réservoir de touristes
potentiels, alors même qu'en Europe, la crise a réduit le nombre de
voyageurs. D'après M. Bulut, « toute sorte de gens viennent en
Turquie, des classes moyennes aux classes supérieures. Entre 5 et 10
% de la population indonésienne est capable de voyager, ce qui en
termes absolus est supérieur à la population de la Malaisie, même
si ce dernier pays est plus riche ». La manne touristique en
provenance de l'Indonésie ne semble pas prête de se tarir : un
quart de la population gagne plus de 241 euros par mois, et la
croissance économique devrait faire profiter aux classes moyennes
(4).
Ainsi,
pour les Indonésiens, la Turquie est une destination relativement
peu chère et facilement accessible, contrairement à l'Europe qui se
barricade dans son espace Schengen et repousse les étrangers avec
ses formulaires de visas extrêmement compliqués à remplir. A la
croisée entre Orient et Occident, dotée d'un patrimoine historique
et multiculturel exceptionnel, la Turquie a toutes les cartes en main
pour attirer les touristes indonésiens en quête de dépaysement.
A
l'intérieur de ce groupe, il faut distinguer le phénomène
relativement important du tourisme religieux, qui joue aussi pour le
succès de la Turquie chez les Indonésiens. En effet, chaque année,
partent du plus grand pays musulman du monde des milliers de
personnes pour le Hajj, le pélerinage à la Mecque. Souvent, au
cours de ce voyage à motivation religieuse, les Indonésiens
combinent leur visite en Arabie Saoudite avec une autre destination.
Parmi les plus communes figurent Dubaï, Abu Dhabi, l'Egypte, les
pays Européens, ou la Turquie. En tant que pays « musulman »épargné
par les printemps arabes, la Turquie est une destination de choix,
tout du moins jusqu'à mai dernier et les évènements de
Gezi. (Cependant, les touristes indonésiens seraient
apparemment plutôt intrépides, et la perspective de
respirer les gaz lacrymogènes de la place Taksim n'aurait pas causé
d'annulations de voyages, au contraire).
Le
nombre important de touristes indonésiens venant en Turquie pour des
raisons religieuses va de paire
avec le développement du tourisme « halal » dans
le pays, qui s'explique à la fois pour des raisons d'opportunités
économiques et du fait de l' orientation islamo-conservatrice prise
par l'AKP, le « parti pour la justice et le développement »
au pouvoir.
Le
tourisme « halal », qui désigne un tourisme souvent
luxueux et respectueux d'un Islam traditionnel ( codes
vestimentaires, séparation homme/femme, nourriture halal, pas
d'alcool) représente 10 % du tourisme mondial, avec une croissance
de 4,8 % chaque année (4). C' est l'un des secteurs touristiques à
l'heure actuelle les plus dynamiques, et une opportunité pour la
Turquie dont 10 % du PNB et 7 % des emplois dépendent du tourisme.
Alors que les pays traditionnellement pourvoyeurs de touristes sont
en crise, l'offre turque s'est adaptée à la demande des classes
moyennes musulmanes en provenance du Moyen-Orient, du Maghreb ou
d'Asie du Sud-Est, - mais également locale, avec l'émergence d'une
nouvelle bourgeoisie islamique turque. 6 % de l'offre de logements
touristiques en Turquie ferait partie de ce secteur « halal »,
et le nombre d'hôtels ou complexes touristiques correspondant à ces
critères serait en pleine croissance (6). La clientèle de ce
secteur dépense deux fois plus que le touriste moyen, et reflète
bien les deux mots d'ordre de la classe moyenne en Turquie,
religion et consommation (7). De la mosquée au centre commercial, en
somme une osmose parfaite entre Islam et capitalisme. Le
développement du tourisme "halal" correspond enfin
à l'orientation de la Turquie sous Erdogan, qui se pose comme modèle
de « démocratie musulmane » pour les pays du Proche et
Moyen Orient, et se tourne dans son expansionnisme commercial plus
vers l'Est que vers la vieille Europe, à laquelle reste attachée la
vieille élite stambouliotte, laïque et kémaliste.
Bien-sûr,
il ne faudrait pas réduire le lien Turquie-Indonésie à une simple
affinité religieuse, et surestimer le rôle de l'Islam dans la force
d'attraction de la Turquie. Le fait religieux reste un facteur parmi
d'autres et sûrement moins important que le commerce et les intérêts
économiques. Concernant les Indonésiens, outre des groupes de
touristes « musulmans », il existe aussi des chrétiens
indonésiens venant en Turquie pour suivre les traces de St Paul en
Asie mineure, après un passage en Israël. Enfin, très nombreux
sont les visiteurs indonésiens venant en Turquie pour des vacances
sans dimension religieuse, tout cela dépendant du « package »
choisi par le groupe.
Néanmoins,
le rapport à l'Islam semble renforcer les liens entre entre ces
deux « démocraties » « musulmanes » qui
s'affichent comme séculaires et modérées, tout du moins dans les
discours.
Ainsi
pour Ersin Aydogan, second secrétaire l'ambassade de Turquie à
Jakarta, «l'Indonésie voit la Turquie comme un pays frère, du fait
de l'héritage islamique partagé par les deux pays ». Un des
éléments importants dans la dimension « religieuse » de
la relation Indonésie-Turquie est à ce titre le mouvement Fethullah
Gülen. Il s'agit d'une confrérie musulmane née en Turquie, dirigée
par un homme providentiel mystérieux exilé aux Etats-Unis, et dont
les réseaux occultes sont très puissants en Turquie, où ils
noyautent progressivement l'appareil étatique et exercent une force
de pression sur l'AKP. A l'étranger, ces « jésuites
musulmans » créent des écoles Fethullah Gülen à tour de
bras, notamment en Afrique et en Asie, et disposent d'un soft
power conséquent,
complété par de larges réserves financières (8).
Selon
mon ami indonésien, la communauté indonésienne d'Istanbul serait
sous la forte influence de cette mouvance. Lui-même a habité
pendant trois ans dans une maison du mouvement, étant nourri logé,
contre sa présence aux ateliers quotidiens de prière et de
discussion. La description qu'il m'a fait de son quotidien donnait
l'impression qu'il avait vécu dans une secte pendant toutes ces
années. Il a finalement quitté le mouvement Güllen, mais s'est du
même coup retrouvé ostracisé de la communauté indonésienne
d'Istanbul. Son témoignage m'incite en tout cas à croire que le
mouvement Güllen, fortement présent dans la sphère éducative,
doit mener des campagnes de recrutement en Indonésie, ciblant tout
particulièrement les étudiants. Ceux-ci ont la possibilité par
ailleurs de recevoir des bourses du gouvernement turc, qui en
distribue une soixantaine chaque année.
Ainsi,
beaucoup de dynamiques sont en jeu concernant l'Indonésie et la
venue de touristes comme de travailleurs ou d'étudiants sur le sol
turc : business, religion, succès des séries turques,
curiosité du voyageur, … il n'existe pas d'explication unique à
ce ravivement de la relation indo-turque, qui devrait continuer à
prospérer dans les prochaines années. Grâce à cela, j'ai pu
durant la période du ramadan manger avec bonheur du nasi goreng
(riz frit) et du sambal (piment)
dans le cadre décontracté du consulat indonésien, et me
faire presque intégrer dans la petite communauté
indo-stambouliotte. Boire du çay turc en parlant l'indonésien, une
association qui n'a rien pour me déplaire, à laquelle j'espère
pouvoir contribuer :-)
Prochain
article sur mon voyage dans le Sud-Est de la Turquie, le dernier
avant mon retour en France !
Terima kasih kepada Sarah, Luluth dan Randy untuk bantuan :-)
(1) :
http://www.thejakartaglobe.com/features/for-more-indonesian-travelers-turkey-is-a-popular-port-of-call/
(2) :
http://www.thejakartapost.com/news/2010/10/29/up-and-coming-ri-and-turkey-enjoy-mutual-trade-boom.html
(3) :
http://www.thejakartapost.com/news/2009/10/29/turkey-seeks-fta-with-ri-boost-trade-ties-envoy.html
(5) :
http://www.lemauricien.com/article/interview-halal-friendly-tourism-represente-plus-10-du-tourisme-mondial-selon-khal-torabully