lundi 19 août 2013

L'Indonésie (et ses touristes), un secteur d'avenir pour la Turquie ?




 
Rien ne laisserait soupçonner que des liens forts existent entre Turquie et Indonésie, et les points communs entre les deux pays apparaissent au premier abord plutôt limités. Au-delà du fait que les rues de Jakarta ou de Jogja sont tout aussi vivantes que celles d'Istanbul -encombrées de stands de nourriture et de vendeurs à la sauvette, animées par les appels à la prière et les klaxons des bus qui se fraient difficilement un chemin à travers les bouchons quotidiens-, la comparaison entre les deux pays semblerait pouvoir s'arrêter là. Pourtant, depuis mon arrivée à Istanbul, j'ai eu la chance de rencontrer des Indonésiens installés ici depuis 7 ans, qui m'ont introduit dans la communauté indonésienne locale et m'ont ouvert les yeux sur une proximité entre l'Indonésie et la Turquie qui m'avait totalement échappée. Travaillant parfois comme guides touristiques pour des groupes de voyageurs indonésiens pour financer leurs études, mes amis m'ont donné l'envie d'en savoir un peu plus sur la présence croissante des Indonésiens en Turquie, notamment sur les touristes.
Le nombre exact de touristes indonésiens se rendant en Turquie est incertain. Selon Mustafa Gokhan Bulut, patron d'une petite agence de voyages ciblant spécifiquement le marché indonésien, entre 12 000 et 15 000 personnes -touristes aussi bien qu'homme d'affaires ou diplomates- viendraient chaque année en Turquie. Mais d'après le Jakarta Post, les chiffres seraient beaucoup plus élevés : en 2012, 57 000 Indonésiens auraient fait le voyage (1).
Si les données exactes ne sont pas disponibles, la dynamique est dans tous les cas positive, notamment depuis la levée des restrictions sur les visas turcs pour les Indonésiens. En effet, avant 2009, du fait des obligations liées au processus d'entrée dans l'Union Européenne dans lequel s'est engagée la Turquie, le pays avait une politique des visas restrictive vis-à-vis des pays extérieurs à l'UE, dont l'Indonésie. Un visa d'entrée unique coûtait alors environ 100 § pour un.e Indonésien.ne, et la procédure était coûteuse en temps et en argent, freinant la venue massive de visiteurs indonésiens.
Les restrictions sur les visas ont été levées en 2009, en lien sûrement avec l'intérêt croissant de la Turquie pour l'Asie du Sud-Est émergente. Maintenant que les Indonésiens peuvent avoir des visas à l'arrivée, le nombre de touristes indonésiens a doublé. Ainsi, selon l'ambassade de Turquie à Jakarta, ils étaient 57000 à venir en Turquie en 2012 contre 24000 en 2009.
Dans le même laps de temps, la communauté indonésienne installée en Turquie s'est elle-aussi considérablement agrandie. Mes amis sont arrivés en 2005, juste après le lycée, pour poursuivre leurs études supérieures en Turquie, sur les conseils d'un de leurs amis, déjà sur place. A l'époque, la communauté d'expatriés indonésiens ne comprenait qu'une vingtaine de personnes. Depuis, ils ont été rejoints par d'autres compatriotes : selon M. Bulut, il y a entre 1000 et 1500 indonésiens installés dans toute la Turquie, et près de 300 personnes uniquement à Istanbul. Ces chiffres sont certainement inférieurs à la réalité, le consulat indonésien d'Istanbul soupçonnant de nombreux ressortissants de ne pas s'être signalés à l'ambassade. Ce serait le cas par exemple des masseuses Balinaises travaillant dans les hôtels de luxe en Turquie.
Suite à cette présence croissante d'Indonésiens en Turquie, et notamment du fait du renforcement des liens touristiques entre les deux pays, les guides touristiques turcs font de plus en plus l'effort d'apprendre quelques mots de bahasa indonesia. M. Bulut m'a expliqué que dans son agence de tourisme, huit guides parlent maintenant indonésien contre seulement deux ou trois il y a deux ans. Il y aurait sur tout le marché turc vingt guides maîtrisant l'indonésien, et ces derniers se rendraient en Indonésie pour apprendre la langue, très facile à apprendre. C'est un investissement rentable, au vu du nombre croissant de groupes de touristes indonésiens parlant très mal l'anglais venant séjourner en Turquie.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette augmentation soudaine du nombre d'indonésiens en Turquie.
 
Tout d'abord, comme je l'ai évoqué plus haut, le fait que la Turquie ait adopté une politique des visas permissive vis-à-vis de l'Indonésie a grandement contribué à développer la relation entre les deux Etats. Le rapprochement virtuel des frontières a aussi été facilité par la mise en place d'une liaison directe Jakarta-Istanbul par Turkish Airlines, ouvrant la porte aux touristes et aux businessmen. Il est intéressant de noter que la compagnie d'aviation est pour moitié propriété du gouvernement turc : on peut ainsi déchiffrer la politique étrangère de la Turquie à travers les choix stratégiques de Turkish airlines (qui devrait bientôt ouvrir une ligne aux Philippines, autre signe d'un intérêt croissant pour les émergents du Sud-Est asiatique).
De plus, outre les accords sur les visas et les ponts aériens, d'autres liens ont été établis entre les deux pays, comme des programmes d'échanges culturels et des accords de collaboration économique. En effet, l'Indonésie est pour la Turquie une puissance régionale à ne pas négliger, en tant que géant montant de l'Asie du Sud-Est. Avec ses 250 000 millions d'habitants et ses 6 % de croissance par an, l'archipel indonésien est pour les investisseurs turcs un pays à conquérir, où les occasions d'investir se multiplient, d'autant plus que le gouvernement indonésien est peu regardant à ce sujet (du moment que les pots-de-vin sont payés, j'imagine) et que la situation politique, depuis l'avènement de la « démocratie » en 1998, est relativement stable.
Ankara n'a de cesse d'essayer d'augmenter le volume des échanges économiques avec Jakarta, et le commerce bilatéral, de 409.9 millions de dollars en 2004, avait atteint 2.08 milliards de dollars en 2008. Les investissements de la Turquie (7 % de croissance en moyenne sur les 7 dernières années) en Indonésie reviennent à 2 milliards, et inversement. La Turquie exporte surtout de la farine (qui sert à fabriquer le pain blanc sans saveur vendu en Indo), des pièces détachées en fer et acier, du coton, du tabac et des machines en Indonésie, et importe de l'huile de palme (forcément!), du caoutchouc, de la pulpe pour pâte à papier, et d'autres produits issus des réserves naturelles de l'archipel (2).
Depuis quelques années, le ministère du tourisme turc a commencé à mener des campagnes publicitaires dans les journaux ou les spots télévisés, ventant les mérites de la Turquie, avec un accent mis bien-sûr sur Istanbul. Ayden Evirgen, ambassadeur en poste depuis 2006 à Jakarta, aurait donné une impulsion décisive à la relation bilatérale, en promouvant la Turquie comme une destination touristique majeure (3). La nouvelle classe moyenne indonésienne est particulièrement ciblée par cette opération-séduction, formant un réservoir de touristes potentiels, alors même qu'en Europe, la crise a réduit le nombre de voyageurs. D'après M. Bulut, « toute sorte de gens viennent en Turquie, des classes moyennes aux classes supérieures. Entre 5 et 10 % de la population indonésienne est capable de voyager, ce qui en termes absolus est supérieur à la population de la Malaisie, même si ce dernier pays est plus riche ». La manne touristique en provenance de l'Indonésie ne semble pas prête de se tarir : un quart de la population gagne plus de 241 euros par mois, et la croissance économique devrait faire profiter aux classes moyennes (4).
Ainsi, pour les Indonésiens, la Turquie est une destination relativement peu chère et facilement accessible, contrairement à l'Europe qui se barricade dans son espace Schengen et repousse les étrangers avec ses formulaires de visas extrêmement compliqués à remplir. A la croisée entre Orient et Occident, dotée d'un patrimoine historique et multiculturel exceptionnel, la Turquie a toutes les cartes en main pour attirer les touristes indonésiens en quête de dépaysement.
A l'intérieur de ce groupe, il faut distinguer le phénomène relativement important du tourisme religieux, qui joue aussi pour le succès de la Turquie chez les Indonésiens. En effet, chaque année, partent du plus grand pays musulman du monde des milliers de personnes pour le Hajj, le pélerinage à la Mecque. Souvent, au cours de ce voyage à motivation religieuse, les Indonésiens combinent leur visite en Arabie Saoudite avec une autre destination. Parmi les plus communes figurent Dubaï, Abu Dhabi, l'Egypte, les pays Européens, ou la Turquie. En tant que pays « musulman »épargné par les printemps arabes, la Turquie est une destination de choix, tout du moins jusqu'à mai dernier et les évènements de Gezi. (Cependant, les touristes indonésiens seraient apparemment plutôt intrépides, et la perspective de respirer les gaz lacrymogènes de la place Taksim n'aurait pas causé d'annulations de voyages, au contraire).
Le nombre important de touristes indonésiens venant en Turquie pour des raisons religieuses va de paire avec le développement du tourisme « halal » dans le pays, qui s'explique à la fois pour des raisons d'opportunités économiques et du fait de l' orientation islamo-conservatrice prise par l'AKP, le « parti pour la justice et le développement » au pouvoir.
Le tourisme « halal », qui désigne un tourisme souvent luxueux et respectueux d'un Islam traditionnel ( codes vestimentaires, séparation homme/femme, nourriture halal, pas d'alcool) représente 10 % du tourisme mondial, avec une croissance de 4,8 % chaque année (4). C' est l'un des secteurs touristiques à l'heure actuelle les plus dynamiques, et une opportunité pour la Turquie dont 10 % du PNB et 7 % des emplois dépendent du tourisme. Alors que les pays traditionnellement pourvoyeurs de touristes sont en crise, l'offre turque s'est adaptée à la demande des classes moyennes musulmanes en provenance du Moyen-Orient, du Maghreb ou d'Asie du Sud-Est, - mais également locale, avec l'émergence d'une nouvelle bourgeoisie islamique turque. 6 % de l'offre de logements touristiques en Turquie ferait partie de ce secteur « halal », et le nombre d'hôtels ou complexes touristiques correspondant à ces critères serait en pleine croissance (6). La clientèle de ce secteur dépense deux fois plus que le touriste moyen, et reflète bien les deux mots d'ordre de la classe moyenne en Turquie,  religion et consommation (7). De la mosquée au centre commercial, en somme une osmose parfaite entre Islam et capitalisme. Le développement du tourisme "halal" correspond enfin à l'orientation de la Turquie sous Erdogan, qui se pose comme modèle de « démocratie musulmane » pour les pays du Proche et Moyen Orient, et se tourne dans son expansionnisme commercial plus vers l'Est que vers la vieille Europe, à laquelle reste attachée la vieille élite stambouliotte, laïque et kémaliste.

Bien-sûr, il ne faudrait pas réduire le lien Turquie-Indonésie à une simple affinité religieuse, et surestimer le rôle de l'Islam dans la force d'attraction de la Turquie. Le fait religieux reste un facteur parmi d'autres et sûrement moins important que le commerce et les intérêts économiques. Concernant les Indonésiens, outre des groupes de touristes « musulmans », il existe aussi des chrétiens indonésiens venant en Turquie pour suivre les traces de St Paul en Asie mineure, après un passage en Israël. Enfin, très nombreux sont les visiteurs indonésiens venant en Turquie pour des vacances sans dimension religieuse, tout cela dépendant du « package » choisi par le groupe.

Néanmoins, le rapport à l'Islam semble renforcer les liens entre entre ces deux « démocraties » « musulmanes » qui s'affichent comme séculaires et modérées, tout du moins dans les discours.
Ainsi pour Ersin Aydogan, second secrétaire l'ambassade de Turquie à Jakarta, «l'Indonésie voit la Turquie comme un pays frère, du fait de l'héritage islamique partagé par les deux pays ». Un des éléments importants dans la dimension « religieuse » de la relation Indonésie-Turquie est à ce titre le mouvement Fethullah Gülen. Il s'agit d'une confrérie musulmane née en Turquie, dirigée par un homme providentiel mystérieux exilé aux Etats-Unis, et dont les réseaux occultes sont très puissants en Turquie, où ils noyautent progressivement l'appareil étatique et exercent une force de pression sur l'AKP. A l'étranger, ces « jésuites musulmans » créent des écoles Fethullah Gülen à tour de bras, notamment en Afrique et en Asie, et disposent d'un soft power conséquent, complété par de larges réserves financières (8).
Selon mon ami indonésien, la communauté indonésienne d'Istanbul serait sous la forte influence de cette mouvance. Lui-même a habité pendant trois ans dans une maison du mouvement, étant nourri logé, contre sa présence aux ateliers quotidiens de prière et de discussion. La description qu'il m'a fait de son quotidien donnait l'impression qu'il avait vécu dans une secte pendant toutes ces années. Il a finalement quitté le mouvement Güllen, mais s'est du même coup retrouvé ostracisé de la communauté indonésienne d'Istanbul. Son témoignage m'incite en tout cas à croire que le mouvement Güllen, fortement présent dans la sphère éducative, doit mener des campagnes de recrutement en Indonésie, ciblant tout particulièrement les étudiants. Ceux-ci ont la possibilité par ailleurs de recevoir des bourses du gouvernement turc, qui en distribue une soixantaine chaque année.

Ainsi, beaucoup de dynamiques sont en jeu concernant l'Indonésie et la venue de touristes comme de travailleurs ou d'étudiants sur le sol turc : business, religion, succès des séries turques, curiosité du voyageur, … il n'existe pas d'explication unique à ce ravivement de la relation indo-turque, qui devrait continuer à prospérer dans les prochaines années. Grâce à cela, j'ai pu durant la période du ramadan manger avec bonheur du nasi goreng (riz frit) et du sambal (piment) dans le cadre décontracté du consulat indonésien, et me faire presque intégrer dans la petite communauté indo-stambouliotte. Boire du çay turc en parlant l'indonésien, une association qui n'a rien pour me déplaire, à laquelle j'espère pouvoir contribuer :-)

Prochain article sur mon voyage dans le Sud-Est de la Turquie, le dernier avant mon retour en France !

Terima kasih kepada Sarah, Luluth dan Randy untuk bantuan :-)