dimanche 1 septembre 2013

D'Antioche à Mardin, sur les frontières syriennes de la Turquie



Dimanche 11 août, fin de Bayram, la fête religieuse célébrant la fin du Ramadan, et qui donne lieue à des grandes retrouvailles familiales, un peu partout en Turquie. Pour nous, pas de grands repas de fête, mais un départ pour le Sud-Est de la Turquie, à quelques 17h en bus, 2h30 en avion (un choix pas écolo mais tellement plus rapide...), pour une semaine de vacances, loin du tumulte stambouliotte. (Ici une Carte de l'itinéraire).

Première étape, Antakya, ou Antioche, ville toute proche de la frontière syrienne, au passé antique somptueux, concurrente de Rome et d'Alexandrie dans les jours fastes de l'empire romain. Une des premières communautés chrétiennes aussi, où l'apôtre Pierre aurait fondé la première église du monde. Malheureusement pour nous, la Senpiyer Kilisesi était fermée pour cause de chutes de pierres, un comble !
Nous avons donc bifurqué vers des chemins moins religieux, en direction du bazar et ses innombrables échoppes, d'où s'échappent des parfums d'épices, de fruits mûrs, mais aussi l'odeur du plastique flambant neuf des paires de chaussures qui s'entassent en piles compactes.
En attendant de retrouver notre coloc turc en vacances lui-aussi à Antakya, dont sa famille est originaire, nous partons à la découverte de la vieille ville, aux rues calmes, presque assoupies par rapport à l'agitation du marché. Nous nous perdons dans d'étroites ruelles parfois surmontées par des arcs de pierre, qui forment un entrelacs serré d'où émerge parfois une tourelle ou une cour intérieure insoupçonnée, dans un recoin un peu plus sombre. Le passé chrétien d'une ville désormais majoritairement musulmane est visible à travers ses nombreuses églises qui restent ouvertes, clochers dressés,  prêtes à accueillir les fidèles, même si ceux-ci ne sont désormais plus qu'une poignée. Hatay (l'un des autres noms d'Antakya) a néanmoins gardé cette tradition de de pluralisme religieux, et la ville, où ont toujours prospéré les minorités religieuses et ethniques, reste réputée pour son style de vie non conformiste et tolérant. Plutôt arabe que turque (là-bas les merhaba se prononce avec un H bien aspiré, et c'est davantage l'arabe que le turc qu'on entend parler dans les rues),   l'appartenance d'Antakya à la Turquie est récente (1939) et était encore contestée jusqu'à il n'y a pas si longtemps par la Syrie -au vu des évènements tragiques qui se passent de l'autre côté de la frontière, je ne sais pas ce qu'il en est maintenant. Les victimes du conflit syrien viennent d'ailleurs en masse trouver refuge dans la province d'Hatay, s'entassant dans des camps de réfugiés et déclenchant l'ire des habitants locaux, touchés au mois de mai par un attentat à la bombe dans la ville de Reyhanli, attribué à des partisans de Bachar el-Assad (1).

Enfin rejoints par Volkan notre coloc, nous reprenons notre balade, avec un tour plus gastronomique cette-fois ci. Hatay est célèbre pour être une ville où il fait bon vivre et surtout manger, selon Volkan c'est même là qu'on trouve la meilleure nourriture de Turquie (avec quand même un petit biais, c'est sa mère qui est aux fourneaux quand il est de passage, et forcément, la cuisine de maman...). Nous essayons des desserts bien étonnants (au fromage, à la rose...), et je déclenche l'incompréhension chagrine de Volkan quand je fais mon coming out végétarien, lui apprenant que oui, depuis mon arrivée en Turquie, je ne mange pas de viande et je n'ai pas touché à un kebab. Une fois ce drame passé, nous rentrons chez lui, rencontrer sa famille qui nous accueille les petits plats dans les grands, il nous faut passer par une cérémonie du thé à l'arabe (moins longue que la japonaise heureusement !) : c'est la misafirperver kültür (drôle de mot pour traduire la culture de l'hospitalité), et on ne coupe pas aux traditions !



  

Dans les rues d'Antakya...




Une des plus vieilles mosquées de Turquie,
dont l'architecture rappelle un peu nos églises romanes 



Vue sur le centre d'Antakya

Des restes de vieux bâtiments coloniaux sûrement français









Le lendemain, nous partons rendre visite à la soeur de Volkan et son mari, qui habitent un peu plus loin, près de la mer. Ils nous ont préparé un petit déjeuner de roi, que nous partageons avec la grand-mère, dont le sourire lumineux éclaire un visage marqué par les années. Elle nous invite en arabe à revenir lui rendre visite, en regrettant qu'elle n'ait pas pu tuer une vache pour l'occasion. Déjà que notre turc n'est pas fameux, nous nous limitons à répéter choukran choukran pour la remercier, un des trois mots d'arabe que nous maîtrisons.
Nous partons ensuite visiter un village arménien qui a été restauré malgré l'absence de la plus grande partie de ses habitants d'origine, qui ont pris la fuite vers la Syrie après le génocide de 1915. Toujours guidés par Volkan, sa soeur et son beau-frère, nous allons voir l'arbre de Moïse (notre voyage est de plus en plus sous le signe des livres saints), dans une montagne qui a accueilli également des résistants arméniens en 1915, ceux-ci ayant pris les armes pour lutter pour leurs vies au moment de la terrible et sanglante entreprise du gouvernement turc. 

Un passage au bord de la mer, avec une plage de sable qui s'étend au loin, jusqu'à la frontière syrienne. Difficile d'imaginer qu'à seulement quelques kilomètres de là se passent des horreurs qui dénotent avec la douceur du soir qui tombe sur un paysage apaisant. Une ultime visite à la famille de Volkan (une autre grand mère, des oncles et tantes qui nous couvrent de nourriture et nous font tester le vin local), et nous regagnons notre campement dans le salon de la famille. Dernière nuit à Antakya avant de partir pour Mardin, ville du Kurdistan "très dangereuse" (surtout pour les femmes) où il fait "très chaud", selon Volkan, arabe alévi toujours un peu méfiant de ses voisins sunnites par trop conservateurs, et qui ont été historiquement les persécuteurs réguliers de la minorité alévie (alaouite) très présente dans cette région voisine de la Syrie.



L'arbre de Moïse !

Au loin, la Syrie

Vue sur la ville nouvelle d'Antakya au petit matin


Tôt le lendemain matin, nous prenons le bus pour Mardin, où nous devons arriver dans l'après-midi. La journée est longue et chaude (le thermomètre affiche plus de 40°c à l'extérieur), mais heureusement le bus est climatisé, et les paysages qui défilent magnifiques. Nous empruntons des routes qui serpentent au milieu de grandes étendues désertiques, craquelées par un soleil de plomb, où se cramponnent parfois de petites maisons de terres, autour d'un ou deux arbres décharnés. Nous avançons vers l'Est, et enfin vers 17h, nous apercevons au loin une éminence assez abrupte, ocre, qui se détache à peine de la plaine poussiéreuse que nous traversons depuis maintenant des heures. Le bus commence à monter, et Mardin se dévoile, agglomérat de maisons neuves sur les pentes, surmonté par la vieille ville et sa citadelle, que nous apercevons depuis le balcon du Couchsurfeur qui nous héberge.

Nous avons malheureusement une seule journée pour nous perdre dans les venelles et les escaliers de la vieille ville, qui m'a laissé la plus forte impression du voyage. Le temps semble s'être arrêté à Mardin, ancien royaume qui surplombe la haute-plaine de Mésopotamie, autrefois croissant fertile irrigué par le Tigre et l'Euphrate. Peu nombreux sont les touristes à s'aventurer dans cette partie Est de la Turquie, marquée par le conflit kurde et délaissée par les autorités publiques, qui ne font peu ou pas d'effort pour mettre pas en avant le patrimoine incroyable de la région, encore méconnue.
Les Turcs sont peu présents à Mardin, habitée majoritairement par des populations kurdes et arabes plutôt conservatrices. Les Arméniens et les Assyriens peuplaient autrefois pour moitié la ville, mais ont été décimés durant la Première Guerre mondiale, au moment du génocide. Les seules traces de leur existence passée sont désormais les nombreuses églises arméniennes et assyriennes que la ville abrite, au côté de synagogues et mosquées, cohabitation rare et ancienne qui contribue à l'ambiance mystique et spirituelle qui règne dans les rues.



 La vieille ville semble endormie, lézardant dans la chaleur de l'été, tandis que nous nous esquintons à poursuivre notre visite, sous le soleil de midi qui dure jusque tard dans l'après-midi. Ce n'est que vers 17h, quand les vagues de chaleur s'estompent, que s'ouvrent les portes des maisons dont les pierres retiennent encore un peu de fraîcheur. Sortent dans les rues tour à tour bandes d'écoliers en vacances, femmes chargées avec un ou deux enfants cachés sous leurs jupes, et groupes d'hommes qui vont s'attabler à leur jardin de thé habituel, ici comme partout en Turquie.


Mardin...






La plaine de Mésopotamie






Une journée est loin d'être suffisant pour explorer tous les détails cachés, les passages détournés du vieux Mardin, mais le bus pour Urfa -le seul où il restait des places- nous appelle. Quelques trois heures et demie de voyage et un contrôle militaire en plus -que je n'ai pas vu de mes propres yeux, je dormais sans inquiétude au fond du bus-, et nous voilà arrivés à destination, Urfa rebaptisée Sanliurfa depuis que les troupes turques ont repoussé les Français lors de la guerre d'indépendance en 1920. Nous descendons du bus dans la partie neuve de la ville, où se dressent sans harmonie des tours aveugles et laides. Elles restent heureusement cantonnées loin du centre, où se trouve la ville des prophètes (Abraham, Job, Eyüp...), lieu saint de l'Islam où se rendent en masse les pèlerins sur le chemin de la Mecque. Ici encore l'ambiance est religieuse, mystique, les femmes comme les hommes s'enveloppent dans de grands draps violets et se recueillent sur le lieu de naissance d'Abraham, une grotte dans laquelle il se serait caché jusqu'à ses quinze ans pour échapper au roi Nemrod qui persécutait les enfants dans la crainte de l'arrivée d'un nouveau messie. Le petit morceau de grotte que l'on peut voir est désormais emmuré, englouti sous une mosquée devant laquelle les fidèles font la queue. Non loin de là, oasis de verdure et d'ombre à proximité du centre ville et ses rues poussiéreuses, se trouve les jardins du BalikligölEn leur centre, un lac poissonneux entouré par des mosquées et des arcs en pierre. C'est ici qu'Abraham adulte, jeté depuis les hauteurs de la ville, aurait atterri dans un brasier qui se serait transformé à son contact en cours d'eau. 

Nous cherchons l'ombre, de mosquée en mosquée, havres de fraîcheur et de sérénité, puis dans le bazar couvert, qui s'étend et se divise en de multiples boutiques, du quartier des bijoutiers à celui des épices, des écharpes aux peaux de moutons. Sans même pouvoir exercer nos talents de négociateurs hors pair, les commerçants nous font des prix réduits, voire nous offrent baklava, thé et sachets d'épices, après avoir échangé avec nous les quelques phrases rituelles en turc que nous connaissons et que nous répétons, telles des formules magiques qui font se dérider plus d'un visage.Ville réputée être la plus conservatrice de Turquie, Urfa n'est pas la moins accueillante et certainement la plus généreuse, et nous repartons avec des souvenirs plein nos bagages en direction d'Istanbul, loin de l'atmosphère "orientalisante" de ce petit morceau de Sud-Est un peu turc, beaucoup kurde et arabe, qui cache derrière la beauté de ses vieilles pierres des pans entiers de l'histoire millénaire de la région, parfois bien sombre.

NB : c'était mon dernier article turc, je suis rentrée depuis maintenant trois jours en France, où je reste un mois avant de partir pour Londres. Impossible de résumer un séjour de deux mois et demi très intenses en quelques mots, et je n'ai pas été très assidue pour écrire des articles, mais vivre à Istanbul était une expérience inoubliable, et il me reste encore tout le reste de la Turquie à découvrir... :-)


Les habitants d'Urfa sont nombreux
à avoir fait le pèlerinage à la Mecque

Bazar d'Urfa...

...et ses épices pour çig köfte

Balikligöl


Mosquée au pied de la "falaise"

Vue sur la ville depuis la "falaise" d'Abraham



lundi 19 août 2013

L'Indonésie (et ses touristes), un secteur d'avenir pour la Turquie ?




 
Rien ne laisserait soupçonner que des liens forts existent entre Turquie et Indonésie, et les points communs entre les deux pays apparaissent au premier abord plutôt limités. Au-delà du fait que les rues de Jakarta ou de Jogja sont tout aussi vivantes que celles d'Istanbul -encombrées de stands de nourriture et de vendeurs à la sauvette, animées par les appels à la prière et les klaxons des bus qui se fraient difficilement un chemin à travers les bouchons quotidiens-, la comparaison entre les deux pays semblerait pouvoir s'arrêter là. Pourtant, depuis mon arrivée à Istanbul, j'ai eu la chance de rencontrer des Indonésiens installés ici depuis 7 ans, qui m'ont introduit dans la communauté indonésienne locale et m'ont ouvert les yeux sur une proximité entre l'Indonésie et la Turquie qui m'avait totalement échappée. Travaillant parfois comme guides touristiques pour des groupes de voyageurs indonésiens pour financer leurs études, mes amis m'ont donné l'envie d'en savoir un peu plus sur la présence croissante des Indonésiens en Turquie, notamment sur les touristes.
Le nombre exact de touristes indonésiens se rendant en Turquie est incertain. Selon Mustafa Gokhan Bulut, patron d'une petite agence de voyages ciblant spécifiquement le marché indonésien, entre 12 000 et 15 000 personnes -touristes aussi bien qu'homme d'affaires ou diplomates- viendraient chaque année en Turquie. Mais d'après le Jakarta Post, les chiffres seraient beaucoup plus élevés : en 2012, 57 000 Indonésiens auraient fait le voyage (1).
Si les données exactes ne sont pas disponibles, la dynamique est dans tous les cas positive, notamment depuis la levée des restrictions sur les visas turcs pour les Indonésiens. En effet, avant 2009, du fait des obligations liées au processus d'entrée dans l'Union Européenne dans lequel s'est engagée la Turquie, le pays avait une politique des visas restrictive vis-à-vis des pays extérieurs à l'UE, dont l'Indonésie. Un visa d'entrée unique coûtait alors environ 100 § pour un.e Indonésien.ne, et la procédure était coûteuse en temps et en argent, freinant la venue massive de visiteurs indonésiens.
Les restrictions sur les visas ont été levées en 2009, en lien sûrement avec l'intérêt croissant de la Turquie pour l'Asie du Sud-Est émergente. Maintenant que les Indonésiens peuvent avoir des visas à l'arrivée, le nombre de touristes indonésiens a doublé. Ainsi, selon l'ambassade de Turquie à Jakarta, ils étaient 57000 à venir en Turquie en 2012 contre 24000 en 2009.
Dans le même laps de temps, la communauté indonésienne installée en Turquie s'est elle-aussi considérablement agrandie. Mes amis sont arrivés en 2005, juste après le lycée, pour poursuivre leurs études supérieures en Turquie, sur les conseils d'un de leurs amis, déjà sur place. A l'époque, la communauté d'expatriés indonésiens ne comprenait qu'une vingtaine de personnes. Depuis, ils ont été rejoints par d'autres compatriotes : selon M. Bulut, il y a entre 1000 et 1500 indonésiens installés dans toute la Turquie, et près de 300 personnes uniquement à Istanbul. Ces chiffres sont certainement inférieurs à la réalité, le consulat indonésien d'Istanbul soupçonnant de nombreux ressortissants de ne pas s'être signalés à l'ambassade. Ce serait le cas par exemple des masseuses Balinaises travaillant dans les hôtels de luxe en Turquie.
Suite à cette présence croissante d'Indonésiens en Turquie, et notamment du fait du renforcement des liens touristiques entre les deux pays, les guides touristiques turcs font de plus en plus l'effort d'apprendre quelques mots de bahasa indonesia. M. Bulut m'a expliqué que dans son agence de tourisme, huit guides parlent maintenant indonésien contre seulement deux ou trois il y a deux ans. Il y aurait sur tout le marché turc vingt guides maîtrisant l'indonésien, et ces derniers se rendraient en Indonésie pour apprendre la langue, très facile à apprendre. C'est un investissement rentable, au vu du nombre croissant de groupes de touristes indonésiens parlant très mal l'anglais venant séjourner en Turquie.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette augmentation soudaine du nombre d'indonésiens en Turquie.
 
Tout d'abord, comme je l'ai évoqué plus haut, le fait que la Turquie ait adopté une politique des visas permissive vis-à-vis de l'Indonésie a grandement contribué à développer la relation entre les deux Etats. Le rapprochement virtuel des frontières a aussi été facilité par la mise en place d'une liaison directe Jakarta-Istanbul par Turkish Airlines, ouvrant la porte aux touristes et aux businessmen. Il est intéressant de noter que la compagnie d'aviation est pour moitié propriété du gouvernement turc : on peut ainsi déchiffrer la politique étrangère de la Turquie à travers les choix stratégiques de Turkish airlines (qui devrait bientôt ouvrir une ligne aux Philippines, autre signe d'un intérêt croissant pour les émergents du Sud-Est asiatique).
De plus, outre les accords sur les visas et les ponts aériens, d'autres liens ont été établis entre les deux pays, comme des programmes d'échanges culturels et des accords de collaboration économique. En effet, l'Indonésie est pour la Turquie une puissance régionale à ne pas négliger, en tant que géant montant de l'Asie du Sud-Est. Avec ses 250 000 millions d'habitants et ses 6 % de croissance par an, l'archipel indonésien est pour les investisseurs turcs un pays à conquérir, où les occasions d'investir se multiplient, d'autant plus que le gouvernement indonésien est peu regardant à ce sujet (du moment que les pots-de-vin sont payés, j'imagine) et que la situation politique, depuis l'avènement de la « démocratie » en 1998, est relativement stable.
Ankara n'a de cesse d'essayer d'augmenter le volume des échanges économiques avec Jakarta, et le commerce bilatéral, de 409.9 millions de dollars en 2004, avait atteint 2.08 milliards de dollars en 2008. Les investissements de la Turquie (7 % de croissance en moyenne sur les 7 dernières années) en Indonésie reviennent à 2 milliards, et inversement. La Turquie exporte surtout de la farine (qui sert à fabriquer le pain blanc sans saveur vendu en Indo), des pièces détachées en fer et acier, du coton, du tabac et des machines en Indonésie, et importe de l'huile de palme (forcément!), du caoutchouc, de la pulpe pour pâte à papier, et d'autres produits issus des réserves naturelles de l'archipel (2).
Depuis quelques années, le ministère du tourisme turc a commencé à mener des campagnes publicitaires dans les journaux ou les spots télévisés, ventant les mérites de la Turquie, avec un accent mis bien-sûr sur Istanbul. Ayden Evirgen, ambassadeur en poste depuis 2006 à Jakarta, aurait donné une impulsion décisive à la relation bilatérale, en promouvant la Turquie comme une destination touristique majeure (3). La nouvelle classe moyenne indonésienne est particulièrement ciblée par cette opération-séduction, formant un réservoir de touristes potentiels, alors même qu'en Europe, la crise a réduit le nombre de voyageurs. D'après M. Bulut, « toute sorte de gens viennent en Turquie, des classes moyennes aux classes supérieures. Entre 5 et 10 % de la population indonésienne est capable de voyager, ce qui en termes absolus est supérieur à la population de la Malaisie, même si ce dernier pays est plus riche ». La manne touristique en provenance de l'Indonésie ne semble pas prête de se tarir : un quart de la population gagne plus de 241 euros par mois, et la croissance économique devrait faire profiter aux classes moyennes (4).
Ainsi, pour les Indonésiens, la Turquie est une destination relativement peu chère et facilement accessible, contrairement à l'Europe qui se barricade dans son espace Schengen et repousse les étrangers avec ses formulaires de visas extrêmement compliqués à remplir. A la croisée entre Orient et Occident, dotée d'un patrimoine historique et multiculturel exceptionnel, la Turquie a toutes les cartes en main pour attirer les touristes indonésiens en quête de dépaysement.
A l'intérieur de ce groupe, il faut distinguer le phénomène relativement important du tourisme religieux, qui joue aussi pour le succès de la Turquie chez les Indonésiens. En effet, chaque année, partent du plus grand pays musulman du monde des milliers de personnes pour le Hajj, le pélerinage à la Mecque. Souvent, au cours de ce voyage à motivation religieuse, les Indonésiens combinent leur visite en Arabie Saoudite avec une autre destination. Parmi les plus communes figurent Dubaï, Abu Dhabi, l'Egypte, les pays Européens, ou la Turquie. En tant que pays « musulman »épargné par les printemps arabes, la Turquie est une destination de choix, tout du moins jusqu'à mai dernier et les évènements de Gezi. (Cependant, les touristes indonésiens seraient apparemment plutôt intrépides, et la perspective de respirer les gaz lacrymogènes de la place Taksim n'aurait pas causé d'annulations de voyages, au contraire).
Le nombre important de touristes indonésiens venant en Turquie pour des raisons religieuses va de paire avec le développement du tourisme « halal » dans le pays, qui s'explique à la fois pour des raisons d'opportunités économiques et du fait de l' orientation islamo-conservatrice prise par l'AKP, le « parti pour la justice et le développement » au pouvoir.
Le tourisme « halal », qui désigne un tourisme souvent luxueux et respectueux d'un Islam traditionnel ( codes vestimentaires, séparation homme/femme, nourriture halal, pas d'alcool) représente 10 % du tourisme mondial, avec une croissance de 4,8 % chaque année (4). C' est l'un des secteurs touristiques à l'heure actuelle les plus dynamiques, et une opportunité pour la Turquie dont 10 % du PNB et 7 % des emplois dépendent du tourisme. Alors que les pays traditionnellement pourvoyeurs de touristes sont en crise, l'offre turque s'est adaptée à la demande des classes moyennes musulmanes en provenance du Moyen-Orient, du Maghreb ou d'Asie du Sud-Est, - mais également locale, avec l'émergence d'une nouvelle bourgeoisie islamique turque. 6 % de l'offre de logements touristiques en Turquie ferait partie de ce secteur « halal », et le nombre d'hôtels ou complexes touristiques correspondant à ces critères serait en pleine croissance (6). La clientèle de ce secteur dépense deux fois plus que le touriste moyen, et reflète bien les deux mots d'ordre de la classe moyenne en Turquie,  religion et consommation (7). De la mosquée au centre commercial, en somme une osmose parfaite entre Islam et capitalisme. Le développement du tourisme "halal" correspond enfin à l'orientation de la Turquie sous Erdogan, qui se pose comme modèle de « démocratie musulmane » pour les pays du Proche et Moyen Orient, et se tourne dans son expansionnisme commercial plus vers l'Est que vers la vieille Europe, à laquelle reste attachée la vieille élite stambouliotte, laïque et kémaliste.

Bien-sûr, il ne faudrait pas réduire le lien Turquie-Indonésie à une simple affinité religieuse, et surestimer le rôle de l'Islam dans la force d'attraction de la Turquie. Le fait religieux reste un facteur parmi d'autres et sûrement moins important que le commerce et les intérêts économiques. Concernant les Indonésiens, outre des groupes de touristes « musulmans », il existe aussi des chrétiens indonésiens venant en Turquie pour suivre les traces de St Paul en Asie mineure, après un passage en Israël. Enfin, très nombreux sont les visiteurs indonésiens venant en Turquie pour des vacances sans dimension religieuse, tout cela dépendant du « package » choisi par le groupe.

Néanmoins, le rapport à l'Islam semble renforcer les liens entre entre ces deux « démocraties » « musulmanes » qui s'affichent comme séculaires et modérées, tout du moins dans les discours.
Ainsi pour Ersin Aydogan, second secrétaire l'ambassade de Turquie à Jakarta, «l'Indonésie voit la Turquie comme un pays frère, du fait de l'héritage islamique partagé par les deux pays ». Un des éléments importants dans la dimension « religieuse » de la relation Indonésie-Turquie est à ce titre le mouvement Fethullah Gülen. Il s'agit d'une confrérie musulmane née en Turquie, dirigée par un homme providentiel mystérieux exilé aux Etats-Unis, et dont les réseaux occultes sont très puissants en Turquie, où ils noyautent progressivement l'appareil étatique et exercent une force de pression sur l'AKP. A l'étranger, ces « jésuites musulmans » créent des écoles Fethullah Gülen à tour de bras, notamment en Afrique et en Asie, et disposent d'un soft power conséquent, complété par de larges réserves financières (8).
Selon mon ami indonésien, la communauté indonésienne d'Istanbul serait sous la forte influence de cette mouvance. Lui-même a habité pendant trois ans dans une maison du mouvement, étant nourri logé, contre sa présence aux ateliers quotidiens de prière et de discussion. La description qu'il m'a fait de son quotidien donnait l'impression qu'il avait vécu dans une secte pendant toutes ces années. Il a finalement quitté le mouvement Güllen, mais s'est du même coup retrouvé ostracisé de la communauté indonésienne d'Istanbul. Son témoignage m'incite en tout cas à croire que le mouvement Güllen, fortement présent dans la sphère éducative, doit mener des campagnes de recrutement en Indonésie, ciblant tout particulièrement les étudiants. Ceux-ci ont la possibilité par ailleurs de recevoir des bourses du gouvernement turc, qui en distribue une soixantaine chaque année.

Ainsi, beaucoup de dynamiques sont en jeu concernant l'Indonésie et la venue de touristes comme de travailleurs ou d'étudiants sur le sol turc : business, religion, succès des séries turques, curiosité du voyageur, … il n'existe pas d'explication unique à ce ravivement de la relation indo-turque, qui devrait continuer à prospérer dans les prochaines années. Grâce à cela, j'ai pu durant la période du ramadan manger avec bonheur du nasi goreng (riz frit) et du sambal (piment) dans le cadre décontracté du consulat indonésien, et me faire presque intégrer dans la petite communauté indo-stambouliotte. Boire du çay turc en parlant l'indonésien, une association qui n'a rien pour me déplaire, à laquelle j'espère pouvoir contribuer :-)

Prochain article sur mon voyage dans le Sud-Est de la Turquie, le dernier avant mon retour en France !

Terima kasih kepada Sarah, Luluth dan Randy untuk bantuan :-)









vendredi 28 juin 2013

İstanbul'a hoş geldiniz !



Après l'Indonésie, la Turquie. Presque deux ans sont déjà passés depuis mon départ pour Jogja, et durant cette année à Paris, j'ai laissé ce blog un peu à l'abandon, doutant fortement de l'intérêt de faire des articles sur mes cours de « Stratégies Territoriales et Urbaines ». Pourtant, c'est un peu sur ce terrain que j'ai décidé de vous emmener, puisque dans la continuité de mon master, je vais passer l'été à Istanbul pour étudier le nouveau projet Marmaray, comportant entre autre la mise en place d'une connexion ferrée entre les deux extrémités de la ville, le train passant par un tunnel immergé sous le Bosphore (1). Avec Lauranne, l'amie avec laquelle je travaille, nous avons fait le choix de nous attarder sur la gare de Gebze, dans la périphérie en plein développement d'Istanbul, où seront amenés à se rencontrer différents types de flux et de réseaux de transports. Une partie de plaisir pour y aller, d'autant que la fameuse ligne de trains de banlieue que nous étudions est justement en pleine construction !

 
Outre ce stage, effectué pour le compte de l'association Urbanistes du Monde, j'ai bien l'intention d'essayer de découvrir Istanbul et décrypter (un peu) la société turque, à un moment charnière dans l'histoire du pays, me semble-t-il. En effet, non contente d'être au centre de l'attention dans le monde des études urbaines, du fait des multiples méga-projets urbains qui fleurissent dans la capitale économique et culturelle de la Turquie (2), Istanbul est aussi l'un des cœurs des contestations qui agitent depuis maintenant un mois le pays. C'est d'ailleurs un de ces projets d'urbanisme démesurés qui a déclenché le mouvement de révolte, celui-ci ayant au départ démarré en réaction à un projet de rénovation de la place Taksim impliquant la destruction d'un des seuls parcs de la ville, le parc Gezi. Pendant 20 jours, Taksim -l'épicentre de la ville- et Gezi ont été occupés par des manifestants pacifiques, qui ont montré l'existence d'une société civile turque vivante et créative, déterminée à résister à la dérive autoritaire et conservatrice du parti au pouvoir, l'AKP, incarné dans la personne du premier ministre, Recep Tayip Erdogan. Un véritable campement s'était établi sur Taksim et Gezi, réunissant des individus de toutes origines, unis dans un même combat contre un başbakan se comportant comme un sultan des temps modernes.
C'est bien là une des réussites de Gezi que d'avoir réussi à faire se côtoyer des groupes qui d'ordinaires ne partagent que peu de moments collectifs, quand ils ne s'affrontent pas. La société turque est en effet extrêmement fragmentée, comprenant de nombreuses minorités religieuses (comme les alévis) ou nationales (arméniens, kurdes), qui ont toutes à un moment ou un autre été persécutées par l'Etat. Les forces politiques sont également divisées, et si l'on peut dégager globalement une ligne de partage entre kémalistes laïcs et partisans du parti islamo-conservateur, il existe de multiples entités politiques (notamment à gauche), très mal représentées du fait d'un scrutin proportionnel favorisant les grands partis.


Sur la porte du consulat français, l'argot est bien maîtrisé.


Le centre culturel Atatürk, dont la destruction était prévue
 dans le projet de "rénovation" de la place Taksim.



La violence caractérise également le système politique turc, elle le gangrène depuis longtemps, et s'est abattue presque quotidiennement sur les manifestants d'Occupy Gezi, transformant des personnes pas forcément militantes en des opposants déterminés d'Erdogan. Le coût du réveil politique d'une société turque jusqu'alors anesthésiée par les trop nombreux coups d'Etat qui se sont succédés, c'est la violence spectaculaire et gratuite perpétrée par les forces de l'Etat sous contrôle d'Erdogan, sourd à tout compromis. Policiers abusant de gaz lacrymogènes, jets d'eau, matraques et balles réelles, arrestations de militants à leur domicile, arrestations d'avocats, mainmise sur les médias, … Il ne respire pas bon la démocratie en Turquie, c'est plutôt un Etat policier qui se dévoile, sous couvert d'un large soutien populaire (49 % au dernier scrutin de 2011)

Nous sommes arrivées le dimanche 16 juin à Istanbul, un jour sombre dans la mémoire des manifestants, qui s'étaient fait attaqués de manière très violente la veille par la police, décidée à reprendre le contrôle de la place. Nous avons donc manqué la première phase d'un mouvement de protestation qui a positivement marqué la plupart des Turcs que nous avons rencontrés, et qui n'est pas prêt de s'arrêter.


Place Taksim, femmes et hommes debout (duran adam)
pour protester contre le régime autocratique d'Erdogan.

Les travaux ont déjà commencé à Gezi.

Vue de la place Taksim, bien vide.

En effet, le mur de la peur qui maintenait dans l'apolitisme une majorité des Turcs semble s'être fissuré, et les slogans, repris à chaque rassemblement, le montrent bien :


« sık bakalım sık bakalım,
biber gazı sık bakalım,
kaskını çıkaaaar,
copunu bıraaak,
delikanlı kim bakalım »
(Appuyez sur votre spray /Aspergez nous de gaz / Enlevez vos casques
/Laissez vos matraques /Et nous verrons qui est le plus brave)
 
« Her yer Taksim, her yer direniş »
(Partout Taksim, partout résistance)

 




Malgré la répression très violente des manifestations, les Turcs sont nombreux, très nombreux à vouloir défendre leurs libertés et leurs droits politiques, prêts à descendre dans la rue affronter les gaz lacrymogènes si nécessaire. La jeunesse notamment aspire à vivre librement ses différences et ne se reconnaît pas dans la Turquie prospère mais conservatrice de l'AKP, qui construit à tours de bras mosquées playmobils et centres commerciaux, deux symboles de la doctrine du parti, à la fois islamique et néo-libéral.
A ce jour, la fréquence des manifestations à Taksim a diminué du fait de l'important contingent de policier présent en permanence sur place, mais l'intensité de la mobilisation reste palpable. Les protestations prennent de nouvelles formes, comme ces concerts de casseroles à 21h, ces femmes et hommes « debout » exprimant silencieusement leur rejet de la politique de l'AKP, ou les forums organisés dans des nombreux parcs de la ville, dans lesquels plusieurs milliers de personnes essaient de trouver ensemble une suite à donner au mouvement Occupy Gezi. Feministes, écologistes, socialistes, communistes, anarchistes, LGBT, musulmans anti-capitalistes, kémalistes traditionnels, citoyens indignés, la diversité de la population qui peuple ces forums reflète bien la richesse et la complexité de la société turque.

Une partie de cette société devrais-je dire, car je n'ai pas encore eu l'occasion de rencontrer des militants ou sympathisants de l'AKP, qui recrute dans les couches populaires mais également de plus en plus dans une bourgeoisie islamique émergente. Nous habitons aujourd'hui dans un endroit conservateur et populaire, Üsküdar, où on entend plus l'appel à la prière que les slogans des manifestants, ce qui ne m'empêche pas d'aimer beaucoup mon nouveau quartier. Ici les forums n'ont pas bonne presse, alors que le quartier voisin, Kadiköy, lieu de résidence privilégié des bobos ou des alternatifs, est au cœur de la contestation. Sont ainsi juxtaposées à quelques kilomètres de distance les contradictions, les paradoxes de la Turquie, qui sont amplifiés à Istanbul et rendent cette ville si intéressante à observer et à habiter.

 


Forum festif et engagé dans un parc de Kadiköy.

Rassemblement kémaliste à Kadiköy.


Trois images du rassemblement alévi
en mémoire du massacre de Sivas.






Dans ce contexte à la fois révolutionnaire et très normal, puisque le cours de la vie continue et que nous profitons des nombreux plaisirs que peut offrir Istanbul, il est particulièrement intéressant pour nous de s'intéresser aux dynamiques qui travaillent cette métropole de 13 millions d'habitants, qui se transforme de jour en jour, à grands coups de béton, d'opérations de rénovation urbaine et de spéculation immobilière. C'est une ville immense, tentaculaire, que nous parcourons tant bien que mal, en dolmuş (minibus local), bus, tramway, métro, funiculaire, bateau... Comme vous le voyez, les moyens de transports ne manquent pas à Istanbul, le problème, c'est plutôt les connexions inexistantes entre les différents réseaux, et l'absence totale de plans des lignes. On s'est fait pas mal d'amis les premiers jours, à chercher le bon numéro de bus, avec nos trois mots de turc. Depuis, on parle un peu plus, mais toujours aussi mal, le turc étant une langue particulièrement difficile (que j'apprends pourtant depuis le mois de février, en comparaison, l'indonésien c'est un jeu d'enfant!). Nous comptons sur nos aller-retours à Gebze, où les personnes parlant en anglais sont rares voire inexistantes, pour faire de grands progrès (et avancer notre recherche bien-sûr, qui pour l'instant s'annonce bien). En attendant, on fait des exercices en traduisant les slogans des manifs, et j'ai la chance d'avoir des amis turcs patients, prêts à me traduire en simultané les discours des forums comme une conférence sur la permaculture (si si, ça prend racine en Turquie!).


La conclusion (simpliste) du soir : en Turquie, tout est politique (même l'urbanisme) et ce n'est pas pour me déplaire.
 J'en ai encore la preuve à l'instant, écoutant d'une oreille mes colocs turcs (un peu marxistes) débattre sur le féminisme et les minorités sexuelles en regardant un des forums d'Istanbul retransmis en direct. Mon prochain article sera d'ailleurs très certainement sur la situation des LGBT en Turquie, suite à la Gay Pride de ce dimanche à Istanbul. Görüşürüz !




Gebze, notre magnifique lieu de recherche
(pas de photo de la nouvelle gare, elle n'existe pas encore !)

Gebze, ville industrielle, royaume des pelleteuses...

... et des porte-conteneurs.

Ici, c'est encore le règne du tout routier
-avec quelques passerelles pour les piétons, quand même.

 


Vues de la périphérie d'Istanbul : des pointes des minarets, ...



... des nouvelles tours, et des grues qui s'activent.




 
(1) : http://www.lepetitjournal.com/istanbul/economie/38458-istanbul-actualitmarmaray-tunnel-sous-le-bosphore-Alstom


(2) : http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2013/06/04/des-projets-d-urbanisme-demesures-a-l-origine-des-emeutes-d-istanbul_3423590_3210.html