dimanche 1 septembre 2013

D'Antioche à Mardin, sur les frontières syriennes de la Turquie



Dimanche 11 août, fin de Bayram, la fête religieuse célébrant la fin du Ramadan, et qui donne lieue à des grandes retrouvailles familiales, un peu partout en Turquie. Pour nous, pas de grands repas de fête, mais un départ pour le Sud-Est de la Turquie, à quelques 17h en bus, 2h30 en avion (un choix pas écolo mais tellement plus rapide...), pour une semaine de vacances, loin du tumulte stambouliotte. (Ici une Carte de l'itinéraire).

Première étape, Antakya, ou Antioche, ville toute proche de la frontière syrienne, au passé antique somptueux, concurrente de Rome et d'Alexandrie dans les jours fastes de l'empire romain. Une des premières communautés chrétiennes aussi, où l'apôtre Pierre aurait fondé la première église du monde. Malheureusement pour nous, la Senpiyer Kilisesi était fermée pour cause de chutes de pierres, un comble !
Nous avons donc bifurqué vers des chemins moins religieux, en direction du bazar et ses innombrables échoppes, d'où s'échappent des parfums d'épices, de fruits mûrs, mais aussi l'odeur du plastique flambant neuf des paires de chaussures qui s'entassent en piles compactes.
En attendant de retrouver notre coloc turc en vacances lui-aussi à Antakya, dont sa famille est originaire, nous partons à la découverte de la vieille ville, aux rues calmes, presque assoupies par rapport à l'agitation du marché. Nous nous perdons dans d'étroites ruelles parfois surmontées par des arcs de pierre, qui forment un entrelacs serré d'où émerge parfois une tourelle ou une cour intérieure insoupçonnée, dans un recoin un peu plus sombre. Le passé chrétien d'une ville désormais majoritairement musulmane est visible à travers ses nombreuses églises qui restent ouvertes, clochers dressés,  prêtes à accueillir les fidèles, même si ceux-ci ne sont désormais plus qu'une poignée. Hatay (l'un des autres noms d'Antakya) a néanmoins gardé cette tradition de de pluralisme religieux, et la ville, où ont toujours prospéré les minorités religieuses et ethniques, reste réputée pour son style de vie non conformiste et tolérant. Plutôt arabe que turque (là-bas les merhaba se prononce avec un H bien aspiré, et c'est davantage l'arabe que le turc qu'on entend parler dans les rues),   l'appartenance d'Antakya à la Turquie est récente (1939) et était encore contestée jusqu'à il n'y a pas si longtemps par la Syrie -au vu des évènements tragiques qui se passent de l'autre côté de la frontière, je ne sais pas ce qu'il en est maintenant. Les victimes du conflit syrien viennent d'ailleurs en masse trouver refuge dans la province d'Hatay, s'entassant dans des camps de réfugiés et déclenchant l'ire des habitants locaux, touchés au mois de mai par un attentat à la bombe dans la ville de Reyhanli, attribué à des partisans de Bachar el-Assad (1).

Enfin rejoints par Volkan notre coloc, nous reprenons notre balade, avec un tour plus gastronomique cette-fois ci. Hatay est célèbre pour être une ville où il fait bon vivre et surtout manger, selon Volkan c'est même là qu'on trouve la meilleure nourriture de Turquie (avec quand même un petit biais, c'est sa mère qui est aux fourneaux quand il est de passage, et forcément, la cuisine de maman...). Nous essayons des desserts bien étonnants (au fromage, à la rose...), et je déclenche l'incompréhension chagrine de Volkan quand je fais mon coming out végétarien, lui apprenant que oui, depuis mon arrivée en Turquie, je ne mange pas de viande et je n'ai pas touché à un kebab. Une fois ce drame passé, nous rentrons chez lui, rencontrer sa famille qui nous accueille les petits plats dans les grands, il nous faut passer par une cérémonie du thé à l'arabe (moins longue que la japonaise heureusement !) : c'est la misafirperver kültür (drôle de mot pour traduire la culture de l'hospitalité), et on ne coupe pas aux traditions !



  

Dans les rues d'Antakya...




Une des plus vieilles mosquées de Turquie,
dont l'architecture rappelle un peu nos églises romanes 



Vue sur le centre d'Antakya

Des restes de vieux bâtiments coloniaux sûrement français









Le lendemain, nous partons rendre visite à la soeur de Volkan et son mari, qui habitent un peu plus loin, près de la mer. Ils nous ont préparé un petit déjeuner de roi, que nous partageons avec la grand-mère, dont le sourire lumineux éclaire un visage marqué par les années. Elle nous invite en arabe à revenir lui rendre visite, en regrettant qu'elle n'ait pas pu tuer une vache pour l'occasion. Déjà que notre turc n'est pas fameux, nous nous limitons à répéter choukran choukran pour la remercier, un des trois mots d'arabe que nous maîtrisons.
Nous partons ensuite visiter un village arménien qui a été restauré malgré l'absence de la plus grande partie de ses habitants d'origine, qui ont pris la fuite vers la Syrie après le génocide de 1915. Toujours guidés par Volkan, sa soeur et son beau-frère, nous allons voir l'arbre de Moïse (notre voyage est de plus en plus sous le signe des livres saints), dans une montagne qui a accueilli également des résistants arméniens en 1915, ceux-ci ayant pris les armes pour lutter pour leurs vies au moment de la terrible et sanglante entreprise du gouvernement turc. 

Un passage au bord de la mer, avec une plage de sable qui s'étend au loin, jusqu'à la frontière syrienne. Difficile d'imaginer qu'à seulement quelques kilomètres de là se passent des horreurs qui dénotent avec la douceur du soir qui tombe sur un paysage apaisant. Une ultime visite à la famille de Volkan (une autre grand mère, des oncles et tantes qui nous couvrent de nourriture et nous font tester le vin local), et nous regagnons notre campement dans le salon de la famille. Dernière nuit à Antakya avant de partir pour Mardin, ville du Kurdistan "très dangereuse" (surtout pour les femmes) où il fait "très chaud", selon Volkan, arabe alévi toujours un peu méfiant de ses voisins sunnites par trop conservateurs, et qui ont été historiquement les persécuteurs réguliers de la minorité alévie (alaouite) très présente dans cette région voisine de la Syrie.



L'arbre de Moïse !

Au loin, la Syrie

Vue sur la ville nouvelle d'Antakya au petit matin


Tôt le lendemain matin, nous prenons le bus pour Mardin, où nous devons arriver dans l'après-midi. La journée est longue et chaude (le thermomètre affiche plus de 40°c à l'extérieur), mais heureusement le bus est climatisé, et les paysages qui défilent magnifiques. Nous empruntons des routes qui serpentent au milieu de grandes étendues désertiques, craquelées par un soleil de plomb, où se cramponnent parfois de petites maisons de terres, autour d'un ou deux arbres décharnés. Nous avançons vers l'Est, et enfin vers 17h, nous apercevons au loin une éminence assez abrupte, ocre, qui se détache à peine de la plaine poussiéreuse que nous traversons depuis maintenant des heures. Le bus commence à monter, et Mardin se dévoile, agglomérat de maisons neuves sur les pentes, surmonté par la vieille ville et sa citadelle, que nous apercevons depuis le balcon du Couchsurfeur qui nous héberge.

Nous avons malheureusement une seule journée pour nous perdre dans les venelles et les escaliers de la vieille ville, qui m'a laissé la plus forte impression du voyage. Le temps semble s'être arrêté à Mardin, ancien royaume qui surplombe la haute-plaine de Mésopotamie, autrefois croissant fertile irrigué par le Tigre et l'Euphrate. Peu nombreux sont les touristes à s'aventurer dans cette partie Est de la Turquie, marquée par le conflit kurde et délaissée par les autorités publiques, qui ne font peu ou pas d'effort pour mettre pas en avant le patrimoine incroyable de la région, encore méconnue.
Les Turcs sont peu présents à Mardin, habitée majoritairement par des populations kurdes et arabes plutôt conservatrices. Les Arméniens et les Assyriens peuplaient autrefois pour moitié la ville, mais ont été décimés durant la Première Guerre mondiale, au moment du génocide. Les seules traces de leur existence passée sont désormais les nombreuses églises arméniennes et assyriennes que la ville abrite, au côté de synagogues et mosquées, cohabitation rare et ancienne qui contribue à l'ambiance mystique et spirituelle qui règne dans les rues.



 La vieille ville semble endormie, lézardant dans la chaleur de l'été, tandis que nous nous esquintons à poursuivre notre visite, sous le soleil de midi qui dure jusque tard dans l'après-midi. Ce n'est que vers 17h, quand les vagues de chaleur s'estompent, que s'ouvrent les portes des maisons dont les pierres retiennent encore un peu de fraîcheur. Sortent dans les rues tour à tour bandes d'écoliers en vacances, femmes chargées avec un ou deux enfants cachés sous leurs jupes, et groupes d'hommes qui vont s'attabler à leur jardin de thé habituel, ici comme partout en Turquie.


Mardin...






La plaine de Mésopotamie






Une journée est loin d'être suffisant pour explorer tous les détails cachés, les passages détournés du vieux Mardin, mais le bus pour Urfa -le seul où il restait des places- nous appelle. Quelques trois heures et demie de voyage et un contrôle militaire en plus -que je n'ai pas vu de mes propres yeux, je dormais sans inquiétude au fond du bus-, et nous voilà arrivés à destination, Urfa rebaptisée Sanliurfa depuis que les troupes turques ont repoussé les Français lors de la guerre d'indépendance en 1920. Nous descendons du bus dans la partie neuve de la ville, où se dressent sans harmonie des tours aveugles et laides. Elles restent heureusement cantonnées loin du centre, où se trouve la ville des prophètes (Abraham, Job, Eyüp...), lieu saint de l'Islam où se rendent en masse les pèlerins sur le chemin de la Mecque. Ici encore l'ambiance est religieuse, mystique, les femmes comme les hommes s'enveloppent dans de grands draps violets et se recueillent sur le lieu de naissance d'Abraham, une grotte dans laquelle il se serait caché jusqu'à ses quinze ans pour échapper au roi Nemrod qui persécutait les enfants dans la crainte de l'arrivée d'un nouveau messie. Le petit morceau de grotte que l'on peut voir est désormais emmuré, englouti sous une mosquée devant laquelle les fidèles font la queue. Non loin de là, oasis de verdure et d'ombre à proximité du centre ville et ses rues poussiéreuses, se trouve les jardins du BalikligölEn leur centre, un lac poissonneux entouré par des mosquées et des arcs en pierre. C'est ici qu'Abraham adulte, jeté depuis les hauteurs de la ville, aurait atterri dans un brasier qui se serait transformé à son contact en cours d'eau. 

Nous cherchons l'ombre, de mosquée en mosquée, havres de fraîcheur et de sérénité, puis dans le bazar couvert, qui s'étend et se divise en de multiples boutiques, du quartier des bijoutiers à celui des épices, des écharpes aux peaux de moutons. Sans même pouvoir exercer nos talents de négociateurs hors pair, les commerçants nous font des prix réduits, voire nous offrent baklava, thé et sachets d'épices, après avoir échangé avec nous les quelques phrases rituelles en turc que nous connaissons et que nous répétons, telles des formules magiques qui font se dérider plus d'un visage.Ville réputée être la plus conservatrice de Turquie, Urfa n'est pas la moins accueillante et certainement la plus généreuse, et nous repartons avec des souvenirs plein nos bagages en direction d'Istanbul, loin de l'atmosphère "orientalisante" de ce petit morceau de Sud-Est un peu turc, beaucoup kurde et arabe, qui cache derrière la beauté de ses vieilles pierres des pans entiers de l'histoire millénaire de la région, parfois bien sombre.

NB : c'était mon dernier article turc, je suis rentrée depuis maintenant trois jours en France, où je reste un mois avant de partir pour Londres. Impossible de résumer un séjour de deux mois et demi très intenses en quelques mots, et je n'ai pas été très assidue pour écrire des articles, mais vivre à Istanbul était une expérience inoubliable, et il me reste encore tout le reste de la Turquie à découvrir... :-)


Les habitants d'Urfa sont nombreux
à avoir fait le pèlerinage à la Mecque

Bazar d'Urfa...

...et ses épices pour çig köfte

Balikligöl


Mosquée au pied de la "falaise"

Vue sur la ville depuis la "falaise" d'Abraham