vendredi 28 juin 2013

İstanbul'a hoş geldiniz !



Après l'Indonésie, la Turquie. Presque deux ans sont déjà passés depuis mon départ pour Jogja, et durant cette année à Paris, j'ai laissé ce blog un peu à l'abandon, doutant fortement de l'intérêt de faire des articles sur mes cours de « Stratégies Territoriales et Urbaines ». Pourtant, c'est un peu sur ce terrain que j'ai décidé de vous emmener, puisque dans la continuité de mon master, je vais passer l'été à Istanbul pour étudier le nouveau projet Marmaray, comportant entre autre la mise en place d'une connexion ferrée entre les deux extrémités de la ville, le train passant par un tunnel immergé sous le Bosphore (1). Avec Lauranne, l'amie avec laquelle je travaille, nous avons fait le choix de nous attarder sur la gare de Gebze, dans la périphérie en plein développement d'Istanbul, où seront amenés à se rencontrer différents types de flux et de réseaux de transports. Une partie de plaisir pour y aller, d'autant que la fameuse ligne de trains de banlieue que nous étudions est justement en pleine construction !

 
Outre ce stage, effectué pour le compte de l'association Urbanistes du Monde, j'ai bien l'intention d'essayer de découvrir Istanbul et décrypter (un peu) la société turque, à un moment charnière dans l'histoire du pays, me semble-t-il. En effet, non contente d'être au centre de l'attention dans le monde des études urbaines, du fait des multiples méga-projets urbains qui fleurissent dans la capitale économique et culturelle de la Turquie (2), Istanbul est aussi l'un des cœurs des contestations qui agitent depuis maintenant un mois le pays. C'est d'ailleurs un de ces projets d'urbanisme démesurés qui a déclenché le mouvement de révolte, celui-ci ayant au départ démarré en réaction à un projet de rénovation de la place Taksim impliquant la destruction d'un des seuls parcs de la ville, le parc Gezi. Pendant 20 jours, Taksim -l'épicentre de la ville- et Gezi ont été occupés par des manifestants pacifiques, qui ont montré l'existence d'une société civile turque vivante et créative, déterminée à résister à la dérive autoritaire et conservatrice du parti au pouvoir, l'AKP, incarné dans la personne du premier ministre, Recep Tayip Erdogan. Un véritable campement s'était établi sur Taksim et Gezi, réunissant des individus de toutes origines, unis dans un même combat contre un başbakan se comportant comme un sultan des temps modernes.
C'est bien là une des réussites de Gezi que d'avoir réussi à faire se côtoyer des groupes qui d'ordinaires ne partagent que peu de moments collectifs, quand ils ne s'affrontent pas. La société turque est en effet extrêmement fragmentée, comprenant de nombreuses minorités religieuses (comme les alévis) ou nationales (arméniens, kurdes), qui ont toutes à un moment ou un autre été persécutées par l'Etat. Les forces politiques sont également divisées, et si l'on peut dégager globalement une ligne de partage entre kémalistes laïcs et partisans du parti islamo-conservateur, il existe de multiples entités politiques (notamment à gauche), très mal représentées du fait d'un scrutin proportionnel favorisant les grands partis.


Sur la porte du consulat français, l'argot est bien maîtrisé.


Le centre culturel Atatürk, dont la destruction était prévue
 dans le projet de "rénovation" de la place Taksim.



La violence caractérise également le système politique turc, elle le gangrène depuis longtemps, et s'est abattue presque quotidiennement sur les manifestants d'Occupy Gezi, transformant des personnes pas forcément militantes en des opposants déterminés d'Erdogan. Le coût du réveil politique d'une société turque jusqu'alors anesthésiée par les trop nombreux coups d'Etat qui se sont succédés, c'est la violence spectaculaire et gratuite perpétrée par les forces de l'Etat sous contrôle d'Erdogan, sourd à tout compromis. Policiers abusant de gaz lacrymogènes, jets d'eau, matraques et balles réelles, arrestations de militants à leur domicile, arrestations d'avocats, mainmise sur les médias, … Il ne respire pas bon la démocratie en Turquie, c'est plutôt un Etat policier qui se dévoile, sous couvert d'un large soutien populaire (49 % au dernier scrutin de 2011)

Nous sommes arrivées le dimanche 16 juin à Istanbul, un jour sombre dans la mémoire des manifestants, qui s'étaient fait attaqués de manière très violente la veille par la police, décidée à reprendre le contrôle de la place. Nous avons donc manqué la première phase d'un mouvement de protestation qui a positivement marqué la plupart des Turcs que nous avons rencontrés, et qui n'est pas prêt de s'arrêter.


Place Taksim, femmes et hommes debout (duran adam)
pour protester contre le régime autocratique d'Erdogan.

Les travaux ont déjà commencé à Gezi.

Vue de la place Taksim, bien vide.

En effet, le mur de la peur qui maintenait dans l'apolitisme une majorité des Turcs semble s'être fissuré, et les slogans, repris à chaque rassemblement, le montrent bien :


« sık bakalım sık bakalım,
biber gazı sık bakalım,
kaskını çıkaaaar,
copunu bıraaak,
delikanlı kim bakalım »
(Appuyez sur votre spray /Aspergez nous de gaz / Enlevez vos casques
/Laissez vos matraques /Et nous verrons qui est le plus brave)
 
« Her yer Taksim, her yer direniş »
(Partout Taksim, partout résistance)

 




Malgré la répression très violente des manifestations, les Turcs sont nombreux, très nombreux à vouloir défendre leurs libertés et leurs droits politiques, prêts à descendre dans la rue affronter les gaz lacrymogènes si nécessaire. La jeunesse notamment aspire à vivre librement ses différences et ne se reconnaît pas dans la Turquie prospère mais conservatrice de l'AKP, qui construit à tours de bras mosquées playmobils et centres commerciaux, deux symboles de la doctrine du parti, à la fois islamique et néo-libéral.
A ce jour, la fréquence des manifestations à Taksim a diminué du fait de l'important contingent de policier présent en permanence sur place, mais l'intensité de la mobilisation reste palpable. Les protestations prennent de nouvelles formes, comme ces concerts de casseroles à 21h, ces femmes et hommes « debout » exprimant silencieusement leur rejet de la politique de l'AKP, ou les forums organisés dans des nombreux parcs de la ville, dans lesquels plusieurs milliers de personnes essaient de trouver ensemble une suite à donner au mouvement Occupy Gezi. Feministes, écologistes, socialistes, communistes, anarchistes, LGBT, musulmans anti-capitalistes, kémalistes traditionnels, citoyens indignés, la diversité de la population qui peuple ces forums reflète bien la richesse et la complexité de la société turque.

Une partie de cette société devrais-je dire, car je n'ai pas encore eu l'occasion de rencontrer des militants ou sympathisants de l'AKP, qui recrute dans les couches populaires mais également de plus en plus dans une bourgeoisie islamique émergente. Nous habitons aujourd'hui dans un endroit conservateur et populaire, Üsküdar, où on entend plus l'appel à la prière que les slogans des manifestants, ce qui ne m'empêche pas d'aimer beaucoup mon nouveau quartier. Ici les forums n'ont pas bonne presse, alors que le quartier voisin, Kadiköy, lieu de résidence privilégié des bobos ou des alternatifs, est au cœur de la contestation. Sont ainsi juxtaposées à quelques kilomètres de distance les contradictions, les paradoxes de la Turquie, qui sont amplifiés à Istanbul et rendent cette ville si intéressante à observer et à habiter.

 


Forum festif et engagé dans un parc de Kadiköy.

Rassemblement kémaliste à Kadiköy.


Trois images du rassemblement alévi
en mémoire du massacre de Sivas.






Dans ce contexte à la fois révolutionnaire et très normal, puisque le cours de la vie continue et que nous profitons des nombreux plaisirs que peut offrir Istanbul, il est particulièrement intéressant pour nous de s'intéresser aux dynamiques qui travaillent cette métropole de 13 millions d'habitants, qui se transforme de jour en jour, à grands coups de béton, d'opérations de rénovation urbaine et de spéculation immobilière. C'est une ville immense, tentaculaire, que nous parcourons tant bien que mal, en dolmuş (minibus local), bus, tramway, métro, funiculaire, bateau... Comme vous le voyez, les moyens de transports ne manquent pas à Istanbul, le problème, c'est plutôt les connexions inexistantes entre les différents réseaux, et l'absence totale de plans des lignes. On s'est fait pas mal d'amis les premiers jours, à chercher le bon numéro de bus, avec nos trois mots de turc. Depuis, on parle un peu plus, mais toujours aussi mal, le turc étant une langue particulièrement difficile (que j'apprends pourtant depuis le mois de février, en comparaison, l'indonésien c'est un jeu d'enfant!). Nous comptons sur nos aller-retours à Gebze, où les personnes parlant en anglais sont rares voire inexistantes, pour faire de grands progrès (et avancer notre recherche bien-sûr, qui pour l'instant s'annonce bien). En attendant, on fait des exercices en traduisant les slogans des manifs, et j'ai la chance d'avoir des amis turcs patients, prêts à me traduire en simultané les discours des forums comme une conférence sur la permaculture (si si, ça prend racine en Turquie!).


La conclusion (simpliste) du soir : en Turquie, tout est politique (même l'urbanisme) et ce n'est pas pour me déplaire.
 J'en ai encore la preuve à l'instant, écoutant d'une oreille mes colocs turcs (un peu marxistes) débattre sur le féminisme et les minorités sexuelles en regardant un des forums d'Istanbul retransmis en direct. Mon prochain article sera d'ailleurs très certainement sur la situation des LGBT en Turquie, suite à la Gay Pride de ce dimanche à Istanbul. Görüşürüz !




Gebze, notre magnifique lieu de recherche
(pas de photo de la nouvelle gare, elle n'existe pas encore !)

Gebze, ville industrielle, royaume des pelleteuses...

... et des porte-conteneurs.

Ici, c'est encore le règne du tout routier
-avec quelques passerelles pour les piétons, quand même.

 


Vues de la périphérie d'Istanbul : des pointes des minarets, ...



... des nouvelles tours, et des grues qui s'activent.




 
(1) : http://www.lepetitjournal.com/istanbul/economie/38458-istanbul-actualitmarmaray-tunnel-sous-le-bosphore-Alstom


(2) : http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2013/06/04/des-projets-d-urbanisme-demesures-a-l-origine-des-emeutes-d-istanbul_3423590_3210.html